socrate
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Chapitre III - L'épreuve de la durée

72 - Le retour du discours

Il est impossible, dans un enseignement, de contraindre les apprenants à être toujours actifs, toujours attentifs, à discuter, ou à faire sans arrêt des exercices. Il y a des moments où il faut permettre aux gens de décompresser, de ne rien faire, d’être passifs. Une bonne pédagogie sait créer l’activité, susciter la réflexion et la participation, mais elle sait aussi laisser les gens se détendre.

Une pause joue ce rôle, mais aussi, une intervention du tuteur ; un peu comme l’instituteur qui, après la dictée ou les exercices de grammaire, dit aux enfants : « Maintenant, rangez vos cahiers, je vais vous raconter une histoire ! »
A Londres, chacun de nous avions nos « trucs » pour ça.
Pour ma part, je racontais des souvenirs de situations caractéristiques réelles, ou quelque anecdote qui illustrait tel ou tel point que nous avions étudié. J’essayais d’être concret, gai et drôle. Cela durait au maximum cinq minutes.

Lorsque j’ai commencé à être « à la mode » (de cette manière très limitée que j’ai dite), je me suis rendu compte que je tirais de ces moments, justement, un succès renouvelé. Les gens riaient, se regardaient d’un air entendu après mes bons mots.
Peu à peu, ces moments, de parenthèses qu’ils étaient, prirent de plus en plus d’importance et devinrent de plus en plus nombreux. Je ne racontais plus des historiettes, mais me lançais dans de véritables exposés. Je me mis à expliquer des choses : une notion complexe, un point de mathématique financière, une théorie savante, que sais-je, et j’entendais murmurer : « comme il est clair ! »

Ces « discours » étaient d’autant plus dangereux qu’ils devenaient, à force d’être répétés, de plus en plus construits, de plus en plus intéressants, de plus en plus pertinents dans leur propre logique. Et on me le disait.
Dangereux et déplacés, ils l’étaient, parce qu’ils ne pouvaient pas être compris de tous et qu’ils brisaient le mécanisme même de l’apprentissage authentique qui n’est pas d’écouter mais, évidemment, de travailler.

J’ai donc commencé (ou recommencé) à parler, dans un silence complet qui peu à peu a cessé de me gêner.
Jamais je ne me suis complètement laissé aller, mais un peu trop, dans ce métier, c’est beaucoup trop.

© Nicolas WAPLER- Septembre 2007