socrate
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Chapitre II - Pédagogie : la rencontre

14 - « Dites-moi ! Votre objectif ; c’est quoi ? »

Après les présentations et les quelques instants de bavardage qui nous permirent de nous sentir en confiance, Fred entra dans le vif du sujet. Je résume, bien sûr.

Fred : On m’a dit que vos cours à Paris ont remporté un grand succès.
Moi : En effet. C’est, je pense, pour cela qu’on m’a envoyé à Londres.
Fred : Je le sais. Votre directeur nous a informé de vos qualités de professeur. Comment cela s’est-il passé ?
Moi : J’ai essayé de faire le cours le plus clair possible et après on m’a posé des questions.
Fred : Vous avez aimé ce temps réservé au dialogue ?
Moi : Beaucoup. Et il me semble que les gens en ont bien profité pour clarifier leurs idées.
Fred : Cette expérience vous sera très utile ! Dites-moi : Combien avez-vous eu d’élèves dans votre premier cours ?
Moi : Une vingtaine.
Fred : A votre avis, combien de ces personnes ont compris tout ce que vous leur avez enseigné ?

Je réfléchis un instant, comptant sur mes doigts pour donner une réponse précise.

Moi : Cinq personnes. Et je sais exactement lesquelles (mon directeur faisait partie du lot).
Fred : Et les autres ?
Moi : Je pense qu’une dizaine d’entre elles ont profité de mon enseignement et qu’elles en sont sorties avec un certain nombre de notions utiles et une idée générale du métier.
Fred : Diriez-vous qu’elles ont compris et retenu 80% de ce que vous leur avez expliqué ?
Moi : Pas 80%, mais 50%. Sûrement !
Fred : Et les cinq autres personnes ?
Moi : Je pense qu’elles… Enfin… je veux dire que… mais c’est normal. C’est toujours comme ça !
Fred : Vous voulez dire qu’il est inévitable qu’un certain pourcentage d’auditeurs, disons 25%, ne comprenne rien ?
Moi : Oui ! Du moins c’est mon expérience. Ça a été comme ça dans chacun de mes cours. D’ailleurs je pense que lorsque j’étais à l’université, ce pourcentage était beaucoup plus élevé.
Fred : Alors faisons un calcul : Vous avez perdu le quart de vos auditeurs. La moitié de vos élèves n’ont profité de votre enseignement qu’à moitié. Heureusement le dernier quart en a profité pleinement. En moyenne, cela fait un succès de 50%. Je pense qu’on peut quand même vous féliciter et que, pour un cours, il est difficile d’espérer mieux. Mais il ne faut pas oublier les 50% d’échec. Imaginez une usine de porcelaine dont les chaînes produiraient 50% de produits vendables et 50% de rebuts !
Moi : Il faudrait la fermer d’urgence, renvoyer son directeur, mettre toutes ses machines à la casse et tout reprendre à zéro.
Fred : C’est pourtant là, sans doute, le résultat de presque tous les systèmes d’enseignement actuels, les écoles, les universités, les instituts de tous genres. Mais voilà ! Ce que je vous demanderai à vous, c’est 100% !
Moi : Vous voulez dire ?
Fred : … que 100% de ceux qui bénéficieront de votre enseignement devront comprendre 100% de ce que vous souhaitez qu’ils apprennent !
Moi : Mais c’est impossible ! C’est irréaliste !
Fred : Si vous pensez ça d’avance, vous aurez du mal à atteindre cet objectif. Moi, je vous dis que c’est possible. Il suffit de le vouloir et de faire pour cela ce qu’il faut. On ne peut atteindre le centre d’une cible que si on le vise. Vous y arriverez. J’en suis sûr.

Mon scepticisme n’était que de surface. J’étais en fait subjugué. Son assurance m’avait convaincu, emporté. Ainsi il existait des techniques telles qu’il est possible que chacun arrive à acquérir les connaissances que l’on veut lui transmettre ! Je me disais que, résolument oui, j’allais suivre cet homme au bout du monde.
Je me représentais combien il était scandaleux de retenir dans des classes et sur des bancs, ces foules immenses d’élèves, d’étudiants, d’apprentis et de stagiaires, avec l’idée qu’il est tout à fait normal que le quart d’entre eux perdent entièrement leur temps, que la moitié n’en profitent qu’à moitié, et qu’un quart seulement en profitent pleinement. Je ressentais cela comme une perte épouvantable. Me souvenant de mes propres études et de mes stages, je n’osais compter les années que j’avais perdues et que, jamais, je ne pourrais rattraper, sans parler du découragement, de l’ennui, ni du sentiment de toutes les occasions manquées. Et je pensais que cet affreux gâchis était le résultat d’une culture du mépris ; mépris des autres, mépris des jeunes, mépris de ceux qui ne savent pas et, finalement, mépris de soi-même et de sa propre impuissance.
Tout cela, je le dis à Fred qui m’écoutait.

© Nicolas WAPLER- Septembre 2007