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Chapitre II - Pédagogie : la rencontre

8 - « Fais-moi un dessin ! »

Londres : Après quelques minutes consacrées au plaisir des retrouvailles, Townsend m’entreprit sur le projet dont il était responsable et qui, manifestement, le passionnait ; la création du cours.
Il commença d’emblée par ce qui me sembla être un détail.
Je vous prie, lecteur, de me pardonner. Je vous ai promis de ne pas parler « opérations financières » et voilà que je vais maintenant me permettre une entorse. Ne vous en effrayez pas. Rien de technique dans ce que vous allez lire. Je tiens pourtant à raconter la petite scène suivante que j’ai vécue, sans rien y changer, car elle me semble constituer un très utile préambule, magnifiquement représentatif de la pédagogie dont j’allais par la suite apprendre les différents aspects.

Townsend : Dis-moi ! Qu’est-ce que c’est qu’une opération de change ?
Moi : Mais… (Mon Dieu !)… C’est une opération de change… Tout le monde sait ce que c’est !
Townsend : Oui mais, dis toujours !
Moi : Tu penses aux opérations de change que font les cambistes, où de celles que font les touristes au guichet ?
Townsend : À celles que font les cambistes.
Moi : Hé bien c’est un contrat selon lequel deux parties qui ont l’habitude de travailler ensemble, une banque et une entreprise par exemple, se mettent d’accord, au téléphone, pour échanger par transfert deux devises à un certain cours, l’échange étant prévu à une date qu’ils conviennent, par exemple deux jours plus tard, pour le change dit : « au comptant » !
Townsend : Bon ! Mais tu as oublié que ce contrat stipule aussi les montants dont il s’agit !
Moi : Évidemment !
Townsend : O.K. ! Maintenant : Pourrais-tu me dessiner une opération de change ?

La question me surprit. Comment dessiner une opération de change ? Je n’aurais pas été plus étonné s’il m’avait demandé de dessiner un air de musique ou une notion, telle que la liberté, le travail, le voyage, l’appétit…
Il me donna une feuille de papier et un stylo à bille.

- Townsend : Allez, essaye !

Pas facile ! Il fallait évidemment que sur le « dessin » toutes les caractéristiques d’une opération de change soient présentes : les montants échangés, les deux parties au contrat. Il fallait que l’on voie quelle devise chacune d’elles payait à l’autre et recevait de l’autre. Il fallait que l’on voie le cours de l’opération, la date à laquelle le contrat était passé et la date à laquelle l’échange aurait lieu.
Je me mis à tracer des chiffres, des cercles, des lignes, avec des mots par-ci par-là, sans réussir à grand-chose.
Finalement, il ne résista pas à l’envie de me montrer ce à quoi il était lui-même arrivé :

Townsend : Je vais te dire ! Notre idée ? La voici !

Il prit le bloc qu’il m’avait confié et « dessina » ceci :

« L’axe, m’expliqua-t-il, au haut du dessin, représente le temps. A gauche, c’est le jour d’aujourd’hui, date à laquelle l’opération est nouée. Plus à droite, dans deux jours, c’est la date où l’échange des devises aura lieu. Le cercle blanc représente l’une des deux contreparties, la banque par exemple. La flèche grasse qui pointe vers la droite, vers l’extérieur (un flux sortant), représente la devise qu’elle vend, disons, des dollars. La flèche maigre qui pointe vers l’intérieur (un flux rentrant), c’est la devise que la banque reçoit en échange, disons, des livres sterling ».

Certaines « grandes » idées sont si simples qu’on pourrait ne pas les remarquer, mais il aurait fallu être aveugle pour ne pas comprendre l’importance de celle-ci.

« Évidemment, ajouta-t-il, ce n’est que la représentation d’une opération élémentaire, l’opération de change de base. La question que nous nous posons maintenant, c’est comment représenter les opérations plus complexes ? L’opération de change à terme, et surtout le swap. »

Pris par l’enthousiasme de mon ami, je répondis immédiatement :
« Mais c’est très simple ! Il suffit d’utiliser les mêmes conventions ». Je lui arrachai son bloc-notes et dessinai ceci en criant :

« Voici l’opération de change à terme ; un contrat de change conclu aujourd’hui pour échange, à un cours défini, dans, par exemple, trois mois. »

Ensuite, d’une voix précipitée, laissant les mots se bousculer dans ma bouche tant j’étais pressé, je continuai :
« … Et voici le swap qui est une opération conclue aujourd’hui entre deux parties, qui se compose de deux contrats de change, de sens opposés, d’un même montant d’une devise contre une autre, dont elles définissent les cours, et les dates.
Je le représente ici avec le point de vue de l’entité blanche. On voit bien qu’elle achètera à sa contrepartie tel montant de dollars, par exemple, dans deux jours, et qu’elle le lui revendra dans trois mois et que, pendant ces trois mois, elle disposera donc des dollars dont elle a besoin en échange des devises, des livres sterling par exemple, dont elle se défait tout aussi temporairement et dont elle n’a pas besoin pendant cette période.
Le schéma est évidemment plus clair que mon explication. Si l’on y ajoutait le cours de chacun des contrats et les dates exactes, la représentation deviendrait tout à fait précise et complète ».


Townsend avait l’air enchanté.

Avais-je trouvé moi-même, à cet instant, une des idées-clé qui fit de nos cours, quelques mois plus tard, un succès mondial ? Bien sûr que non !
Townsend était déjà rompu au principe pédagogique de base qu’il apprenait avec le consultant américain que la banque avait engagé pour l’aider :

Ce principe consiste à faire en sorte que ce soit toujours celui à qui l’on veut transmettre une connaissance qui échafaude les raisonnements et fasse les découvertes qui lui permettent d’avancer.

Il m’avait mis sur la piste, m’avait fourni les éléments essentiels et avait laissé mon « mécanisme » mental se dérouler comme un ressort.

Cette petite conversation montrait également un deuxième aspect fort important : le rôle que peuvent jouer les « modèles » graphiques dans une action d’enseignement.

© Nicolas WAPLER- Septembre 2007