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Chapitre II - Pédagogie : la rencontre

25 - Pas de théorie mais des idées pratiques !

Les idées dont nous débattions avaient un caractère très concret. Il s’agissait toujours de définir le comportement correct d’un enseignant : ce qu’il doit faire et ce qu’il ne doit pas faire.
Ce qui nous intéressait c’était les idées applicables qui nous permettraient d’être efficaces. Les autres idées, celles qui auraient eu pour but de définir la nature ou la portée de ce que nous ferions, nous n’en parlions pratiquement jamais.
Trois exemples :

Premier exemple : L’un de nous, a proposé que nous changions le vocabulaire que nous utilisions spontanément :
« Tout ce que nous disons ici ne montre-t-il pas que nous devrions cesser d’utiliser quantités de mots qui sont parfaitement inadaptés : professeur, maître, enseignant, élève, étudiant, classe, cours, enseignement ? Ne devrions-nous pas les remplacer par d’autres tels que : tuteur, animateur, processus d’apprentissage, atelier, séminaire, apprenant, stagiaire ? »
Cette question n’intéressait personne. Tout le monde s’accorda pour dire que les étiquettes sont souvent trompeuses, et que, quel que soit le vocabulaire utilisé, l’important était ce que nous ferions : « Nous aurons beau nous présenter comme des « tutors », ce n’est pas ça qui nous empêchera, si nous ne faisons pas ce qu’il faut, de nous comporter comme les plus traditionnels des professeurs ».
Il est vrai, pourtant, que certains de ces termes, nouveaux pour nous, se sont peu à peu imposés à nous.

Autre exemple : Nous avons été plusieurs à nous poser la question : Que veut dire « apprendre » ? Que veut dire « comprendre » ? Nous avons passé quelque temps à la raisonner.
De cette réflexion, à peine ébauchée et plus que superficielle, nous en avons déduit qu’il fallait « découper » la connaissance en éléments simples et aider les apprenants à tester les relations qu’ils entretiennent entre eux. Nous n’avons pas approfondi.

Troisième exemple de cette indifférence aux réflexions théoriques : Pour conclure une de nos discussions, je me suis, un jour, lancé dans une sorte de discours que je trouvais très pertinent :
« Au fond, ce que nous devons faire représente une rupture de la relation presque hiérarchique qui habituellement lie les élèves au professeur. Nous ne serons pas celui ou celle qui impose aux élèves tel ou tel cheminement mental pour comprendre les choses. Ce sont les élèves qui nous diront quel cheminement ils veulent prendre et ce dont ils ont besoin pour comprendre ».
Je voulais préciser, nuancer, raffiner : « Évidemment, nous sommes là pour les guider. L’étude des différentes questions se fera bien dans l’ordre que nous aurons déterminé pour eux, et c’est bien de nous et de notre matériel qu’ils tireront les éléments nécessaires à la compréhension. Nous garderons donc quand même sur eux une certaine autorité. Mais ce sera une autorité qui ressemble plus à un service qu’à un pouvoir. » Ravissants et inutiles lieux communs !
Fred m’écoutait, mais mes collègues bayaient :
« Tu es tellement abstrait ! Que veux-tu que nous fassions de cette idée ? »
Je ne suis pas sûr qu’ils m’aient permis de la développer jusqu’au bout.

Tout ceci pour dire que nous n’avons jamais fait de « théorie », jamais parlé en jargon pédagogique, jamais essayé d’analyser la « philosophie » de ce que nous allions faire.
Jamais Fred ne nous a parlé des travaux des grands pédagogues de notre temps, ni de psychologie, ni de sciences cognitives, ni de théorie de la communication : « Tout ça vous aidera peut-être un jour à comprendre pourquoi vous réussissez à enseigner correctement, mais j’ai l’impression que, pour l’instant, vous n’en avez pas vraiment besoin... ».

Je me corrige : Fred était un homme cultivé et ouvert. Un jour dans quelqu’une de ces conversations à bâtons rompus que nous avions avec lui, au pub, chez lui, ou chez l’un d’entre nous, (car nous étions devenus très amis), il nous a révélé qu’il était en train de lire Wittgenstein avec beaucoup d’intérêt. J’achetai, dès le lendemain, un exemplaire de l’ouvrage dont il avait parlé.
Quelques temps plus tard, j’ai remarqué, dépassant d’une des poches de la veste d’un de mes collègues un livre dont on pouvait lire le titre. C’était un ouvrage de sémiotique.
Certains d’entre nous ont donc lu des choses. Ces lectures nous ont-elles aidés ? Je ne le crois pas. Jamais, en tout cas, elles n’ont servi à alimenter nos discussions. Jamais aucun de nous n’a péroré : « Wittgenstein dit que ... » ou : « D’après untel... ».
Notre travail consistait à apprendre un savoir-faire, pas des théories.

© Nicolas WAPLER- Septembre 2007