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Chapitre II - Pédagogie : la rencontre

16 - Ce qu’il faut faire pour aider les gens à apprendre

Pendant ces réunions, c’est nous qui parlions. Nous parlions à Fred, qui était avec nous, et entre nous, devant Fred, qui nous écoutait. C’est ainsi que nous avons « découvert » ce qu’il fallait faire pour aider les gens à apprendre.

- Nous avons compris combien il est vain de bombarder les élèves d’idées et de raisonnements déjà complètement élaborés, en pensant que, de ce simple fait, ils arriveront à les comprendre et à les assimiler.
- Nous avons pris conscience qu’apprendre, c’est autre chose, que c’est une autre démarche. Une démarche que l’apprenant doit entreprendre lui-même et qui consiste à construire, ou reconstruire lui-même, idées et raisonnements.
- Nous réalisions combien nous aurions, nous-mêmes, aimé avoir des professeurs qui nous auraient aidés dans une telle démarche, qui nous auraient encouragés, qui nous auraient donné les informations dont nous avions besoin, qui auraient répondu à nos questions, qui n’auraient pas eu l’air constamment si pressés de couvrir le programme, qui auraient attiré notre attention sur les choses importantes, les mystères à élucider, qui auraient écouté la manière dont nous voyions nous-mêmes les choses, qui auraient discuté avec nous…

Souvent, nous nous arrêtions, découragés, face à un Fred silencieux, mais qui parfois aussi nous pressait de questions : « Lorsque vous dites que vous auriez souhaité avoir des professeurs qui vous écoutent, cela veut-il dire que vous auriez aimé qu’ils parlent moins, qu’ils se taisent plus souvent ? » Logique ! Quand un professeur ne parle pas, en principe et, au moins pendant ce temps, ses élèves devraient pouvoir parler. Et nous étions comme relancés, propulsés dans de nouvelles réflexions.

- Pourquoi faut-il laisser les élèves parler ? Mais c’est évidemment parce que, abordant une matière qu’ils ne connaissent pas, ils doivent combler en eux les lacunes que ce nouveau savoir met en évidence, relier ce qu’ils apprennent à ce qu’ils savent déjà. Ils doivent : « put everything together » - mettre les choses « ensemble ». On doit les laisser parler pour leur permettre de faire ça, en posant leurs questions. Et tant mieux si elles sont naïves, si elles dénotent une surprenante ignorance. Ça leur permettra de se mettre à jour. Il faut qu’ils puissent faire tout ce qu’ils pensent devoir faire pour comprendre, parce que c’est eux qui savent ce dont ils ont besoin pour y arriver.

- Et bien sûr que le professeur ne doit pas contrer ou bloquer les raisonnements de ses élèves mais, au contraire, les favoriser, même lorsqu’ils éloignent du sujet ou qu’ils sont faux ! Les élèves ne sont-ils pas suffisamment raisonnables, pour s’apercevoir qu’ils s’égarent, et revenir d’eux-mêmes sur la bonne route après avoir,- et c’est très utile,- exploré une impasse ?

- Et bien sûr que le professeur doit permettre à ses élèves de vagabonder autour du sujet auquel il se propose de les initier, d’anticiper ou de revenir sur des points déjà vus ; pour faire, en quelque sorte, le tour de ce sujet, voir quelles en sont les frontières, où sont les obstacles et les voies d’entrée.

- Et bien sûr qu’il doit leur laisser toute liberté d’exprimer ce qu’ils commencent à peine à entrevoir ! C’est seulement comme ça qu’ils finiront par trouver le raisonnement juste qui leur convient et qu’ils pourront facilement emmagasiner ; car une pensée n’existe véritablement dans un esprit que dès lors qu’il l’a exprimée (*). Et pour permettre aux élèves d’y parvenir, il faut qu’ils aient, chacun, l’occasion de s’exprimer souvent, d’essayer différentes formulations, de se tromper, de se perdre éventuellement dans des explications vaseuses, avant de trouver la formulation juste qui illumine. La compréhension ne s’acquière qu’au bout d’un processus de « trial and error ».

- Et bien sûr que le professeur doit comprendre les besoins des apprenants, pour pouvoir les satisfaire, de manière à ce que ces derniers arrivent à une compréhension claire et simple de ce qu’ils étudient.

Cette dernière idée, je crois que nous ne l’aurions pas développée sans Fred qui saisit la balle au bond pour nous pousser dans une réflexion aussi importante que surprenante, pour moi en tout cas, qui n’imaginais pas son utilité sur le plan pratique.
Il ne s’agit pas de comprendre les besoins des apprenants, « comme ça », « en gros », en les subodorant. Non. Nous ne pourrions les connaître que si nous « observions » les apprenants, attentivement, systématiquement, objectivement, sans les juger, tous, et chacun d’eux en particulier : Quels sont leurs points forts, leurs points faibles ? Comment raisonnent-ils ? Quels sont ceux qui avancent en s’exprimant oralement, en manipulant quelque chose, en écrivant, en dessinant ou en s’isolant un instant dans une réflexion personnelle ?
Si l’idée nous paraissait raisonnable, nous avions du mal à comprendre comment un professeur, en pleine action, déjà attentif à une foule de choses, pouvait se permettre, en plus, d’observer les apprenants, un peu comme on observe un phénomène chimique, avec le détachement et la rigueur que cela implique.

Fred qui, bien sûr, nous avait convaincu, essaya de nous rassurer : « Mais c’est très facile, il suffit de savoir que c’est ça qu’il faut faire ! Vous le constaterez bien vite avec vos apprenants. »

(*) De nombreux auteurs affirment qu’il n’existe pas de pensée sans mise en langage. Une amusante expression de cette idée, cette répartie tirée d’un roman d’E. M. Forster : « Mais quelle sottise, s’exclama la vieille dame ! Comment voulez-vous que je sache ce que je pense avant d’entendre ce que je dis ! »

© Nicolas WAPLER- Septembre 2007